La francophonie selon Onésime Reclus (1883)

DOI : 10.35562/rif.1475

Texte

3° Nombre des Français1. – Voici quel est, non pas le nombre des gens parlant français, mais celui des hommes parmi lesquels le français règne, en dehors des millions dont il est la langue policée. Ces millions, nous n’en tenons pas compte, non plus que de nos compatriotes dispersés dans tous les lieux du Globe ; nous négligeons même les six ou sept cent mille Canadiens des États-Unis, bien que jusqu’à ce jour ils ne se dénationalisent point, et les Louisianais, perdus au milieu des hétéroglottes. Nous mettons aussi de côté quatre grands pays, le Sénégal, le Gabon, la Cochinchine, le Cambodge, dont l’avenir au point de vue « francophone » est encore très douteux, sauf peut-être pour le Sénégal.

Par contre, nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue : Bretons et Basques de France, Arabes et Berbères du Tell dont nous sommes déjà les maîtres. Toutefois, nous n‘englobons pas tous les Belges dans la « francophonie », bien que l’avenir des Flamingants soit vraisemblablement d’être un jour des Franquillons.

POPULATION PROBABLE AU 31 DÉCEMBRE 1880 :

Europe

France

37 650 000

41 600 000

Alsaciens, Lorrains, Wallons d’Allemagne

300 000

Belges Wallons et Belges bilingues

2 725 000

Îles Anglo-Normandes (?)

90 000

Suisse française

700 000

Vallées françaises et vaudoises d’Italie (?)

135 000

Asie

»

»

Afrique

Algérie

3 000 000

3 560 000

Bourbon et dépendances

210 000

Île de France et Seychelles

350 000

Amérique

Acadiens et Canadiens de la Puissance

1 325 000

2 580 000

Français de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon (?)

25 000

Haïti

700 000

Petites Antilles de langue française

500 000

Guyane

30 000

Océanie

Nouvelle-Calédonie, Taïti [sic], etc.

85 000

85 000

47 825 000

Dans l’état présent, il faut au moins dix ans aux francophones pour augmenter de 2 millions 1/2. Comme la France est inféconde, que la Belgique et la Suisse n’ont plus de place pour les nouveaux venus, nous ne pouvons attendre un rang d’accroissement meilleur que de deux pays plus jeunes que le nôtre, l’Afrique du Nord, âgée de cinquante ans, et le Canada, qui n’a pas encore trois siècles.

Les mêmes dix années donnent à la langue anglaise, déjà deux fois plus parlée que la nôtre, au moins quinze millions d’anglophones ;

À la langue russe, dix millions de russophones ;

Aux deux langues sœurs de l’Ibérie, huit à dix millions de castillanophones ou lusitanophones.

48 millions d’hommes, c’est à peu près le trentième des mortels, puisqu’on estime la race effrontée de Japet à quatorze ou quinze cents millions d’êtres. Il ne faut pas trop descendre au-dessous de cet humble trentième ; il serait bon que la francophonie doublât ou triplât pendant que décupleront certaines hétéroglotties : car l’humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques ; elle n’aura d’attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles.

Ce sont là tous nos vœux, et dores [sic] et déjà nous renonçons pour notre chère et claire langue à son ancienne hégémonie. Nous ne la regrettons même pas.

Le cosmopolitisme, c’est l’indifférence, et l’indifférence est la mort. Le Gallois qui défend son celte contre l’Anglais, le Hongrois qu’assiègent l’Allemand et le Slave, le Roumain perdu comme les Magyars dans un océan de langues ennemies, le Finlandais que les Suédois ont cessé d’envahir, mais qui redoute les Russes dévorants, ses voisins et ses maîtres, le Franco-Canadien menacé de submersion par la marée des Anglais, tous ces petits peuples aiment passionnément leur langue, ils vivent d’elle, en elle et pour elle ; tandis que l’idiome universel, si jamais le malheur des temps nous l’amène, restera sans autels et sans adorateurs.

À la royauté du français nous devons la moitié de notre colossale ignorance. Tous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre ; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu’on veut bien nous traduire. C’est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaignés par lui.

Quand le français aura cessé d’être le lien social, la langue politique, la voie générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour « universels », car sans doute il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, de l’étendue d’esprit et plus d’amour pour notre français.

Comme nous espérons que l’idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l’Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise : « Aimer les autres, adorer la sienne ! ».

Notes

1 Ce passage est extrait de l'ouvrage d'Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, Paris, Librairie Hachette et Cie, 2e édition, 1883, p. 422-425. Retour au texte

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Référence électronique

Onésime Reclus, « La francophonie selon Onésime Reclus (1883) », Revue internationale des francophonies [En ligne], 11 | 2023, mis en ligne le 30 mars 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1475

Auteur

Onésime Reclus

Onésime Reclus (1837-1916) était un géographe français. Rédacteur notamment des guides de voyage Joanne, il est un des chantres du colonialisme à la fin du xixe siècle. Il invente les termes de « francophone » et « francophonie » qu’il décrit dans l'ouvrage France, Algérie et colonies paru en 1880 et réédité en 1883 et 1886. L’influence du milieu naturel sur les communautés humaines sert de fondement à son analyse géographique.

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