Dans cet entretien, Hela Zahar discute avec Will Straw, professeur émérite au Département d’histoire de l’art et communications de l’université McGill à Montréal, pour partager sa vision sur l’avenir des scènes culturelles à l’ère des plateformes numériques et de la découvrabilité algorithmique. Depuis plus de trente ans, Will Straw a profondément influencé la manière dont les sciences sociales abordent les dynamiques culturelles contemporaines. La notion de scène, telle que formulée par Straw, s’est imposée comme un outil incontournable pour penser les dynamiques culturelles contemporaines. En rupture avec les approches centrées sur les communautés stables ou les institutions figées, Straw a proposé une vision fluide, transversale et évolutive des espaces culturels, définis autant par les pratiques que par les circulations, les temporalités et les esthétiques.
Or, depuis le début des réflexions sur les scènes culturelles, les écosystèmes culturels ont été radicalement transformés par la numérisation des pratiques, la plateformisation des contenus et la montée en puissance des algorithmes de recommandation. Ce que l’on appelle aujourd’hui la découvrabilité algorithmique — c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs techniques et économiques conditionnant l’accès aux contenus culturels en ligne — redéfinit en profondeur les modalités d’émergence, de circulation et de légitimation des produits culturels. Cette transformation soulève un certain nombre de tensions : entre ancrage territorial et visibilité globale, entre diversité culturelle et standardisation, entre autonomie des artistes et intermédiation technologique. Dans ce contexte, les scènes culturelles semblent à la fois dispersées, reconfigurées, et parfois capturées par des logiques marchandes ou techniques échappant au contrôle des communautés culturelles elles-mêmes.
À l’heure où les politiques culturelles elles-mêmes s’emparent de la question de la découvrabilité, en particulier dans le contexte de la F/francophonie, il paraît essentiel de revisiter la pertinence et les limites du concept de scène. C’est dans cette perspective que nous réalisons cet entretien, afin de revenir sur les intuitions théoriques de Straw à la lumière des mutations contemporaines, d’interroger la capacité de la notion de scène à rendre compte des reconfigurations numériques actuelles, et d’explorer ses possibles actualisations dans un écosystème médiatique en constante transformation.
Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation de discuter avec nous des études sur les scènes culturelles, un champ que vous avez profondément marqué par votre conceptualisation des scènes comme formes d’organisation culturelle ancrées dans des temporalités, des esthétiques et des spatialités partagées. Votre définition des scènes culturelles insiste sur leur fluidité, leur dimension translocale, et leur temporalité instable. Comment cette définition évolue-t-elle à l’ère des plateformes numériques dominées par des logiques algorithmiques ? Peut-on encore parler de scènes lorsque la visibilité est infiltrée par des systèmes de recommandation automatiques ?
Les systèmes de recommandation automatiques influencent sans doute la visibilité et l’accès à la culture, tout comme les anciens systèmes de distribution pour les disques, les livres ou les films l’ont fait par le passé. Pour ma part, une grande partie de mon accès à la musique et au cinéma durant ma jeunesse provenait de dispositifs de diffusion tels que la radio et la télévision.
À mon avis, bien que les systèmes de recommandation automatiques aient indéniablement transformé la circulation des biens culturels, la théorie des scènes n’a jamais eu pour ambition d’expliquer tous les aspects de la vie des biens culturels. Les scènes culturelles continuent d’interagir avec les systèmes de circulation des biens culturels et de l’information culturelle, typiques de chaque époque historique. La visibilité générée par ces systèmes de recommandation automatiques remplace les anciens médias, mais elle opère aussi sur un tout autre registre que les pratiques sociales que nous appelons les scènes. Ce que je cherche à exprimer, et que je vais répéter souvent, c’est que le concept des scènes ne prétend pas expliquer la totalité de la réalité. En effet, une écologie médiatique a toujours existé autour des scènes, ou en interaction avec elles. Cependant, je me concentre sur cette pratique sociale que je qualifie de « scène », qui est à la fois physique, sociale, et enracinée dans le territoire. Ainsi, les scènes ne sauraient tout expliquer, mais il est pertinent de se demander si l’on peut encore considérer l’existence de scènes dans un environnement saturé de plateformes numériques et d'algorithmes.
Il est possible d’évoquer une scène lorsqu’on parle de la culture algorithmique, mais je reste réticent à affirmer que, comme on l’a dit il y a 15 ans, il existe des scènes virtuelles ou des scènes en ligne. Cela reviendrait à affirmer qu’un élément nouveau a remplacé les scènes traditionnelles ou les a réinterprétées sous une forme radicalement différente. Le média, en ce sens, joue le rôle d’un acteur parmi d’autres dans la scène. Dire aujourd'hui que les scènes se trouvent dans les plateformes reviendrait à suggérer qu’auparavant, les scènes n’avaient aucun lien avec les formes médiatiques plus abstraites, numériques ou plateformisées, et qu’il n'existait alors qu'une seule conception de la scène. Mais je dirais plutôt qu'il y a toujours eu une forme d’interdépendance et de mélange entre les différents médias et les scènes sociales.
En d’autres termes, si les systèmes de recommandation numériques influencent aujourd’hui la circulation des biens culturels, ils ne remplacent pas les scènes culturelles, qui restent des pratiques sociales enracinées territorialement et historiquement en interaction avec les médias, sans pour autant être entièrement réductibles à eux. Pour revenir sur les dynamiques spatiales, les scènes que vous décrivez sont souvent ancrées dans des villes (Montréal, Paris, Londres, etc.), mais ouvertes sur l’extérieur. Comment percevez-vous la tension actuelle entre l’ancrage territorial des artistes (par exemple, la scène rap québécoise) et la déterritorialisation induite par les plateformes mondialisées ? Des scènes purement numériques peuvent-elles exister sans ancrage physique ?
L’ancrage territorial et, à l'inverse, la déterritorialisation provoquée par le numérique et les plateformes sont des phénomènes intéressants. Cela rejoint un peu la première question et y répond partiellement. Il est vrai que ces phénomènes que l’on pourrait qualifier de cultures du goût, de fandoms, ou encore de circuits et réseaux, peuvent aujourd'hui exister sans être liés à un ancrage physique et dans un lieu particulier. Personnellement, je ne suis pas convaincu qu'il soit pertinent de qualifier ces phénomènes de « scènes ». Les scènes peuvent, certes, interagir avec ces phénomènes – fandoms1, circuits, etc. – et elles peuvent même offrir un ancrage territorial à ces phénomènes, comme elles l'ont toujours fait. Il est certain que les scènes du rap à Montréal, par exemple, ont aujourd'hui accès à une plus grande quantité de musique venant de l'extérieur qu'auparavant. Cela rend-il ces scènes moins ancrées dans leur territoire, ou au contraire, cet accès à une culture mondiale pourrait-il rendre la scène locale plus autosuffisante, dans la mesure où les gens peuvent rester au sein de leur scène locale sans avoir à voyager à Atlanta ou à Paris pour se tenir informés ? Ce que je veux dire, c'est que la scène ne disparaît pas dans le réseau. Bien que le réseau transforme évidemment la nature de la scène, cela ne la détruit pas forcément, ni ne l’affaiblit. En réalité, plus les scènes sont intégrées dans ces réseaux, plus elles peuvent devenir fortes localement. C’est cette dynamique qui m’intéresse. Je pense que la définition la plus utile d'une scène est celle qui suppose une occupation partagée du territoire. Par territoire, je fais référence au territoire physique.
L'une des choses que nous oublions, à mon sens, c’est qu’il y a un siècle, si vous étiez musicien en quête de succès, vous auriez probablement dû déménager à Paris, Los Angeles, New York, Londres ou dans d'autres capitales culturelles. Un tel déménagement était non seulement perçu comme un signe de succès, mais en plus, c’était une condition nécessaire à ce succès. Cependant, au cours des cinquante dernières années, il est devenu beaucoup plus facile de rester dans son lieu d'origine – les voyages en avion, les home studios, et les médias de communication ont contribué à une décentralisation de la culture. Ce phénomène touche également la culture littéraire et, de plus en plus, le cinéma. Aujourd'hui, de nombreux grands festivals de poésie, de cinéma, de bande dessinée, de danse ou de graffiti se tiennent souvent dans des villes secondaires, voire dans des villages. Selon moi, cela illustre une nouvelle forme de territorialisation et de décentralisation de la culture, qui reste toutefois ancrée dans les lieux physiques. Donc, j'hésiterais encore à parler de « scène numérique » parce que ça nous libère de la nécessité de penser le rapport entre le médiatique, le réseauté et le physique, le local, en disant que la scène s'envole dans l'air comme un ballon et n'est plus… Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire en tant qu’études sur les réseaux, mais ce ne sont pas des études de scènes à mon avis.
Donc, malgré la déterritorialisation induite par le numérique, les scènes culturelles conservent un ancrage physique essentiel, et que leur insertion dans les réseaux globaux peut, paradoxalement, renforcer leur vitalité locale et soutenir une nouvelle forme de décentralisation culturelle. Vous décriviez les scènes comme échappant partiellement au contrôle des grandes institutions. Les plateformes numériques n’ont-elles pas remplacé les anciens gardiens par des formes de curation algorithmique plus humaine ? Que devient la notion d’autorité ou de légitimité culturelle dans ce contexte ?
Tout d'abord, je crains de répéter que la culture a toujours été médiatisée, comme si l'idée d'une culture des algorithmes n'était rien de fondamentalement nouveau. Il y a un vrai débat autour de cette question, et c'est un point crucial pour ceux qui cherchent à promouvoir, par exemple, la musique québécoise, entre autres. Mais dans la vie quotidienne de la plupart des gens, soit on veut ré-écouter une chanson qu'on connaît déjà, soit on écoute une chanson qui nous plaît au hasard, ou bien quelqu’un nous recommande un morceau, et ainsi de suite. Il existe mille façons d'entrer en contact avec la culture. Je pense donc qu’on a tendance à exagérer le rôle des systèmes de recommandations. Je suis tenté de dire qu'il existe encore des gardiens, des agents d'autorité et de légitimité culturelle, mais je ne veux pas non plus donner l'impression que tout est resté figé, car des changements sont bien évidents.
Cependant, il est évident que des changements significatifs ont eu lieu. L'autorité culturelle des algorithmes ne repose plus sur un critique ou un commissaire qui vous recommande d'aimer un enregistrement musical, un livre ou un film parce qu'il ou elle l'a jugé de haute qualité. Ce qui a disparu, c'est mon besoin de chercher des critiques, des journalistes, des tastemakers2 pour me guider dans mes choix culturels.
On affirme que les systèmes de recommandation algorithmiques reposent sur deux logiques principales. La première se base sur la similitude du contenu : ainsi, si vous écoutez du hip-hop, les algorithmes vous recommandent d'autres morceaux de hip-hop. La seconde logique repose sur la similitude comportementale : si d'autres auditeurs qui écoutent l'artiste X écoutent aussi l'artiste Y, on vous recommandera alors l'artiste Y. La première logique de similitude du contenu nous offre simplement un inventaire de musique appartenant à un genre particulier. En revanche, la seconde rappelle davantage les théories sociologiques du goût, qui révèlent des affinités sous-jacentes partagées par des objets culturels qui, a priori, ne semblent pas appartenir à la même catégorie. Par exemple, quand je vais sur Spotify, j’aime beaucoup la musique des films policiers italiens des années 1970. Après, il arrive que Spotify me recommande la bossa nova brésilienne des années 1960, qui à première vue n'a rien à voir avec ce que je viens d’écouter. Mais en fait, ça correspond exactement à ma culture du goût. Cette seconde logique m'a toujours particulièrement intéressé – d'une part, parce qu'elle témoigne de l'ingéniosité des systèmes de recommandation, d'autre part, parce qu'en actualisant les hypothèses sur la manière dont des différences de genre et de style peuvent coexister dans les goûts d'un individu, et de manière prévisible, elle élabore une carte culturelle qui ressemble, dans une certaine mesure, à celle d'une scène culturelle. C'est une forme d'autorité culturelle, une expertise de la part de l’algorithme, qui construit une carte culturelle en associant ces deux genres musicaux de manière pertinente.
Je dirais que les systèmes de recommandation algorithmiques peuvent retracer certaines affinités typiques des scènes culturelles. Ils ne reproduisent pas les scènes, mais il y a une certaine homologie dans la manière dont ils mettent en relation les différents éléments. C’est un peu comme un miroir des dynamiques de goûts et d’affinités qu’on trouve dans les scènes physiques. Ce processus s'inspire de la façon dont les goûts humains fonctionnent et comment les affinités se forment au sein des scènes. Mais, en disant que les systèmes de recommandation algorithmiques peuvent retracer certaines affinités typiques des scènes, je ne dis pas qu'ils produisent réellement des scènes, à moins qu'ils ne parviennent à générer une sociabilité physique.
De plus, cela n’est pas exactement comparable aux formes d’IA générative que nous voyons émerger, où les systèmes essaient de comprendre et de reproduire la réflexion humaine dans la création. En le faisant, l’algorithme fonctionne à partir d’une base de données. Par exemple, si on prend la musique : il y a un certain nombre de morceaux dans cette base de données, et l’algorithme va créer des corrélations pour générer de nouvelles musiques. Ce sont des corrélations, disons, assez automatisées. Alors que nous, quand on crée, on transforme, on remixe, on dit qu’il s’agit du dialogisme culturel, qui est une forme de création. Donc, est-ce qu’on peut considérer que cette corrélation algorithmique, c’est de la création, une forme d’innovation ou encore de production culturelle ? Je ne suis pas forcément attachée à une vision mystique ou uniquement humaine de la création, et je peux admettre que les algorithmes peuvent créer de la musique, mais il y en a sûrement d’autres qui ne seraient pas d’accord avec moi.
L’idée que les algorithmes de recommandation transforment les logiques d’autorité culturelle en cartographiant des affinités de goût proches de celles observées dans les scènes culturelles est fort intéressante. En même temps, nous savons que certaines scènes servent à affirmer des identités marginales (queer, locales, diasporiques etc.), à votre avis, les scènes actuelles peuvent-elles encore jouer ce rôle de construction identitaire dans un environnement où la découvrabilité favorise la neutralité ou l’uniformisation ? Les artistes doivent-ils lisser leur identité pour être visibles ?
Je ne suis pas convaincu que la découvrabilité favorise la neutralité ou l'uniformisation. Il existe un nombre infini de sources d'information en ligne à travers lesquelles nous pouvons en apprendre davantage sur les artistes queers ou diasporiques, par exemple, et ces informations sont souvent liées à des formes spécifiques d'activisme culturel. Autrefois, lorsque nous écoutions de la musique à la radio, sans support visuel, nous en connaissions souvent peu sur les signes visibles de différence des interprètes. Aujourd'hui, alors que chaque morceau de musique est accompagné de mots et d'images, les caractéristiques distinctives de l'identité sont devenues omniprésentes, visibles et audibles partout. Ces marqueurs identitaires sont des éléments clés de l'intelligibilité des produits culturels.
Je passe beaucoup de temps ces jours-ci à discuter avec des activistes et des créateurs culturels qui organisent des événements culturels queers, diasporiques et underground à Montréal, et qui se battent pour une politique de la vie nocturne qui les responsabilisent. Et ces personnes sont engagées dans des scènes locales riches et complexes, où la question de leur découvrabilité est très ancienne : il s’agit de la manière de publiciser des événements, mais aussi comment on est reconnu par le gouvernement municipal pour qu'il nous donne l'aide que l'on veut etc. Il me semble que la musique ou les autres formes de la culture, maintenant, sont tellement intertextuelles, et dans cette intertextualité, les traits identitaires sont en fait mis de l'avant plutôt que neutralisés un peu partout. Alors je trouve qu'il y a même un renforcement des identités. On veut de la musique queer, on veut des DJ racialisés. Et l'exclusion, par exemple, dans une émission de télévision, de visage noir ou brun, c'est d'autant plus évident que les gens sont de plus en plus habitués à juger ce genre d'exclusion. On a dit au début des années 1980 qu'avec le vidéoclip, le monde de la musique ne favoriserait que des gens beaux, belles, blancs ou blanches. Mais en fait, ce que le vidéoclip a fait, et je ne suis pas le seul à le dire, c'est de mettre les questions d'identité, de genre, de race, et des corps au centre de la politique de la musique populaire. Tout est assez politisé à cause de l’image, et je vois ça comme un effet positif de l’audiovisuel.
Passons maintenant à la vitalité des scènes. Vous avez écrit que certaines scènes se renouvellent rapidement, tandis que d’autres sont plus stables. L’accélération algorithmique actuelle (playlists éphémères, viralité TikTok etc.) a-t-elle amplifié ou appauvri ce renouvellement ? Les scènes peuvent-elles encore s’installer dans la durée ?
C’est une question intéressante et sur laquelle j’aimerais travailler de plus en plus. Je suis content que vous posiez cette question. Certes, la tendance dominante à l’heure actuelle est de penser que la culture se caractérise avant tout par l'accélération, et que cette accélération soit un effet des médias algorithmiques. Je souhaite aborder deux points à ce sujet :
Le premier est que, dans la culture numérique, la tendance au changement et un renouvellement rapide est contrebalancée par une autre tendance tout aussi significative : celle de l’archivage du passé et de sa mise à disposition perpétuelle. La semaine dernière, le journal britannique The Independent a rapporté la vague de fascination des membres de la génération Z pour la musique pop du début des années 2000 à 2010. Il ne s'agissait pas seulement d'une musique remplissant une fonction nostalgique pour eux, parce que pour beaucoup d’entre eux, cela a été fait avant qu’iels ne soient né.e.s, mais c’était un effet de mode et d'une attention collective d’une grande partie de cette génération qui s’est rapidement tournée vers cette époque. Ce qu’on a là, c’est la résurgence rapide de la musique datant de vingt ans – et cette rapidité est évidemment liée à la vitesse avec laquelle les nouvelles modes se propagent au sein d'une cohorte générationnelle et d’une culture algorithmique. Mais, en même temps, cette nouvelle mode de la musique d'il y a vingt ans peut aussi être perçue comme une forme de résistance à l'évolution rapide des styles musicaux contemporains. Si la musique du passé est aussi facilement accessible, pourquoi se limiter à ne suivre que les dernières nouveautés ? Et cela a été, depuis le premier article que j’ai écrit sur les scènes culturelles, le paradoxe de la culture numérique : elle se remplace, elle change rapidement, elle évolue à une vitesse fulgurante, mais elle conserve derrière elle tout ce qui vient du passé dans un état plus ou moins de disponibilité et de re-découvrabilité constante.
Le deuxième point que je veux aborder concerne une réflexion que j'ai aussi déjà évoquée dans mes écrits précédents sur les scènes culturelles. Celles-ci, qu'il s’agisse de genres particuliers de poésie, de musique, etc., négocient toujours un équilibre entre ce que l'on pourrait appeler leurs logiques d’accélération et de décélération. Évidemment, les scènes peuvent être ouvertes à l’accélération – elles peuvent même servir de laboratoires d’innovation – mais elles sont aussi des agents de préservation. Parce que, que font les scènes ? En fait, elles transforment les goûts culturels en rituels et en institutions de sociabilité, elles ancrent ces goûts dans la vie sociale, elles les enracinent, assurant ainsi leur survie à plus long terme. Je suis depuis longtemps intéressé à la question de jusqu’à quel point les scènes sont des lieux de préservation, des gardiennes, ou des musées de nos rituels.
Cette idée de scènes comme collectivités dans des espaces de traversée et de préservation à travers lesquels les énergies et les pratiques culturelles passent à des vitesses particulières est d’ailleurs mentionnée dans votre article "Some Things a Scene Might Be" publié en 20143. Des initiatives communautaires locales ou indépendantes (radios, festivals, métadonnées enrichies…) cherchent aujourd’hui à contrebalancer l’algorithme. Considérez-vous ces pratiques comme l’héritage direct des scènes indépendantes que vous analysiez dans les années 1990 ? Peut-on parler d’un retour du local dans un contexte dominé par le global plateformisé ?
Certes, certaines des institutions de la culture locale des années 1990 continuent d'exister, bien qu'elles aient dû être contraintes de s'adapter. Je pense par exemple à Montréal où les scènes musicales culturelles des années 1990 dépendent beaucoup des hebdomadaires gratuits, qui jouent un rôle central dans la circulation de l'information. Ces hebdomadaires ont en grande partie disparu, sans qu'un remplacement évident n’ait émergé. La radio communautaire survit bien, bien que, dans certains cas, elle ait été transformée par l'essor des balados, qui ont tendance à offrir des émissions à des audiences individuelles, des identités distinctives, circulant en dehors du cadre plus large de la programmation d’une station.
Je ne parlerai pas tant de retour au local que de continuité. Depuis les années 1990, les principales questions politiques auxquelles sont confrontées les scènes locales concernent les prix des loyers, la gentrification qui menace la fermeture des lieux culturels en raison de plaintes liées au bruit et à d'autres nuisances, la sécurité des femmes et d’autres dans la culture de la nuit, ainsi que l'accessibilité des ressources culturelles pour diverses minorités culturelles. Si, dans les années 1980, l’ennemi des scènes musicales indépendantes, c’était le monde de l’industrie du disque commercial, maintenant, de plus en plus les politiques de ces scènes se sont urbanisées et les questions tournent de plus en plus sur comment on peut vivre ensemble, comment on partage les espaces et les ressources dans la vie urbaine. Ce que je veux dire c’est que, tout comme la culture a été numérisée, elle a aussi été urbanisée. Le local persiste comme un contexte crucial car les politiques culturelles se concentrent de plus en plus sur la manière dont nous vivons ensemble dans les espaces urbains. Cette focalisation sur le contexte urbain a, à certains égards, déplacé l'attention des scènes indépendantes des années 1980, qui cherchaient à créer une culture non cooptée par les industries culturelles dominantes. La politique des scènes en 2025 est désormais davantage axée sur la solidarité et la préservation de l'espace, et moins sur la lutte contre le mercantilisme et les industries culturelles. De nos jours, le sens du local a changé, nous avons une vision plus globale de ce qu’est une ville, comment elle devrait être gouvernée, comment chaque identité devrait avoir ses droits, ses ressources, etc.
La scène est donc comme un agent politique pour les villes. Peut-on aussi la considérer comme un agent éthique façonné par l’élaboration et le maintien de protocoles comportementaux ? Je m’explique : les plateformes numériques filtrent les œuvres sur des critères commerciaux, au détriment parfois de la diversité. À votre avis, la notion de scène peut-elle servir aujourd’hui de cadre de réflexion éthique pour défendre une visibilité plus équitable ? Peut-on penser la découvrabilité comme une forme contemporaine de politique des scènes ?
Je ne veux pas trop être naïvement optimiste, mais je suis assez optimiste de croire que l’interaction qui se produit entre les membres d’une scène, et les contextes de sociabilité, a une certaine influence sur les suggestions algorithmiques. Parce que quand même nous apprenons nos goûts de bouche à oreille en imitant des gens que nous trouvons cool, etc. et ce n’est pas juste la machine anonyme de Spotify qui nous guide. Certes, le concept de scène pourrait désigner la manière dont les pratiques culturelles acquièrent ce que l’on pourrait appeler une visibilité sociale. Les réseaux de musiciens travaillant en solitude ou en petits groupes deviennent une scène lorsqu'ils s'intègrent à la sociabilité visible des villes et des quartiers. Donc, je suis assez optimiste pour croire que l'interaction qui se produit entre les individus dans ces contextes de sociabilité exerce une réelle influence sur les choix musicaux ou d'autres formes culturelles, et que cette sélection ne repose pas uniquement sur des algorithmes de recommandation ou de découvrabilité.
J'ai déjà suggéré que la politique des scènes, aujourd'hui, se concentre davantage sur les questions d'espace et de communauté dans les contextes urbains que sur la découvrabilité en ligne. Néanmoins, les scènes restent des incubateurs de réflexion politique. Dans la mesure où les scènes offrent une visibilité publique à la création culturelle, elles rappellent constamment que ceux qui produisent la culture sont des travailleurs.euses légitimes, ayant le droit d’être reconnu.e.s par ceux et celles qui contrôlent la légitimité culturelle, et d’être rémunéré.e.s pour leur travail. La sociabilité des scènes renforce les réflexions sur le poids politique des scènes, et ces réflexions peuvent inclure, parmi de nombreuses autres questions, la découvrabilité de la musique sur des plateformes algorithmiques.
On comprend alors que malgré le poids croissant des algorithmes, les scènes culturelles conservent un rôle déterminant dans la formation des goûts et dans la légitimation des pratiques culturelles, en tant qu’espaces de sociabilité, de visibilité publique et de reconnaissance politique des créateurs. Vous insistez sur les échanges, les discours et les signes partagés au sein des scènes, mais dans un contexte où la visibilité dépend des métadonnées, peut-on considérer que le langage des scènes est devenu encodé ? Y voyez-vous une continuité ou une rupture avec les dynamiques de reconnaissance et d’appartenance que vous avez étudiées ?
Je n’ai pas vraiment de réponse à cette question. Ce que j’ai vu autour de moi depuis les dix dernières années, c’est que les gens cherchent d’abord et avant tout la sociabilité. Est-ce que c’est une réaction ou une contrebalance à la disparition de la sociabilité dans le numérique ? Je dirais, plus simplement, que le numérique produit une variété de liens sociaux qui sont entremêlés avec la sociabilité physique. Plutôt que de dissoudre le concept de scène dans une notion d’espace numérique, ou de tenter de cartographier des scènes qui sont exclusivement numériques ou algorithmiques, nous devrions concentrer notre attention sur l’interaction du numérique et du physique dans ces espaces culturels que nous appelons scènes.
Avec l’essor de l’IA générative et des agents intelligents qui créent et recommandent du contenu, comment imaginez-vous l’évolution de la sociabilité dans les scènes où la création elle-même est partiellement automatisée ? La sociabilité dans les scènes peuvent-elles exister avec des acteurs humains et algorithmiques ?
Il y a quelques années, j'ai co-édité avec ma collègue Nathalie Casemajor un numéro d'une revue consacré aux Scènes des blockchains4. Nous avons vu qu’au sein de la culture autour des crypto-monnaies, il existait une grande variété de rituels sociaux, de pratiques de sociabilité, etc. Notre argument était que, même dans des secteurs supposés marqués par la déshumanisation et les logiques algorithmiques, il existe une forme de vie sociale qui ressemble à celle des scènes traditionnelles.
En réalité, même les machines ne produisent de la musique que si quelqu'un estime qu'il y a un profit à en tirer, en exploitant les consommateurs.trices ou les auditeurs et auditrices humain.e.s. Depuis plusieurs décennies, nous vivons dans un environnement où les synthétiseurs ont remplacé les instruments acoustiques, ou bien la musique est composée d'extraits échantillonnés provenant d'enregistrements existants. De nombreuses critiques de la musique disco dans les années 1970, ou de la musique techno à partir des années 1980, affirmaient que ces genres étaient faits par des machines. Il n’existe aucune preuve que ce tournant technologique ait rendu la musique moins sociale, moins humaine. On pourrait même dire que, par les genres musicaux les plus dépendants de l'innovation technologique - comme la techno elle-même - la musique est devenue plus communautaire que jamais, la base d’innombrables mouvements underground et mondes culturels alternatifs.
Si des distributeurs de musique comme Spotify préfèrent générer de la musique à l'aide de l'IA générative plutôt que de rémunérer les musiciens indépendants, cela représente effectivement une menace pour la base économique du métier de musicien. Mais cette situation fait suite à plus d'un siècle de menaces similaires, comme lorsqu'on disait que les enregistrements musicaux allaient remplacer les performances en direct, ou lorsque la radiodiffusion a créé une distance physique et sociale entre les auditeurs et les artistes. Pourtant, aucun de ces développements n'a mis en péril l'émergence de nouvelles scènes.
Pour finir, faut-il aujourd’hui redéfinir la notion de scène pour tenir compte de la sociabilité et la découvrabilité algorithmique ? Est-ce que la souplesse de votre définition initiale permet toujours d’en rendre compte ?
Pour moi il faut tenir compte à la fois des changements dans le numérique et des changements dans l’urbain. Le monde s’urbanise et en même temps il se numérise. Je m’appuie sur les arguments de la théoricienne brésilienne de la culture populaire, Simone Pereira de Sá5, qui soutient que toute scène culturelle implique une relation entre la présence physique et l’interconnexion en réseau. Pour elle, il est difficile d’imaginer une scène culturelle, qu’elle soit d’hier ou d’il y a un demi-siècle, qui n’ait pas impliqué une communication médiatisée interagissant avec des échanges interpersonnels dans des contextes de proximité physique.
Je suis convaincu que toute définition complète de la scène doit intégrer ces deux aspects – la coprésence physique et la communication en réseau. Chaque scène constitue un équilibre entre ces deux éléments, plutôt que le remplacement ou la destruction de l'un par l'autre.
Je pense que la découvrabilité algorithmique coexiste inévitablement avec d’autres formes de recherche d'information, dont la plupart sont en ligne. Une recommandation sur Spotify, par exemple, nous mène à d'autres espaces numériques pour en savoir plus sur les créateurs. Ceux-ci nous conduisent à leur tour vers les médias sociaux, où les mêmes créations sont discutées et débattues. Ensemble, ces éléments forment des écologies médiatiques complexes d’évaluation et de recommandation. Les décisions relatives à la consommation culturelle ont toujours été influencées par de telles écologies, qu’il s’agisse du placement d’enregistrements musicaux dans les magasins, des critiques dans les médias traditionnels, du bouche à oreille ou de la publicité directe.
À vous écouter, nous sommes convaincus qu’il est important de maintenir la sociabilité dans les scènes et que les plateformes numériques et la découvrabilité algorithmique peuvent favoriser un renouvellement de ces scènes. Merci beaucoup d’avoir partagé vos réflexions inspirantes avec nous, Will.