« Une île qui, à 12 000 kilomètres de la métropole fut pendant trois siècles une "colonie" et un poste de défense de culture sur la route des Indes n’est pas un "département" comme les autres : elle a une histoire propre dont la connaissance s’impose – tout au moins à ses habitants »1. Cette phrase rédigée par Hippolyte Foucque, dans son avant-propos à l’Histoire abrégée de l’île de La Réunion publiée en 1954 par Eugène Souris, résume ce que furent pour l’académicien la place et le rôle de La Réunion, petite île française, dans le sud-ouest de l’océan Indien. Elle interroge le rapport entre identité nationale et identité locale dans le cadre colonial français. En effet, tout en rappelant le rôle stratégique de La Réunion dans la construction de l’empire français dans l’océan Indien, à travers le rayonnement culturel français qu’elle y assure, Foucque présente son île natale comme un espace de culture française ayant une histoire, et donc une dynamique humaine, singulière.
Cet intellectuel qui, après ses études supérieures et la Première Guerre mondiale, n’a plus quitté l’île et n’a voyagé qu’une seule fois à Maurice en 1935, a été une figure de la culture française dans l’océan Indien, de l’entre-deux-guerres à la fin de sa vie en 1970. Le nombre d’ouvrages dédicacés qu’il a reçu2, le nombre de préfaces dont il est l’auteur, les publications rédigées en collaboration avec d’autres écrivains réunionnais renommés comme Raphaël Barquissau ou Marius-Ary Leblond3, ses relations avec des universitaires de la métropole4, l’influence qu’il a pu avoir à l’île Maurice, font de lui une figure de la francophonie dans le sud-ouest de l’océan Indien. Brillant agrégé de lettres classiques en 1913, proviseur du prestigieux lycée Leconte-de-Lisle à Saint-Denis en 1930, il a été en même temps, à 43 ans, le dernier chef du Service de l’instruction publique de la colonie, avant d’être nommé inspecteur d’académie, faisant fonction, à partir de 1948, de vice-recteur du jeune département français. Dès 1918, il a été intégré à l’Académie de l’île de La Réunion. Benjamin de cette société savante créée en 1913 par le gouverneur Garbit et qui regroupe l’élite intellectuelle de l’île, il en devient le vice-président en 1928, puis président en 1932 et le reste jusqu’à sa mort, imprimant ainsi sa marque au sein de l’élite de la société réunionnaise5. Mais Hippolyte Foucque était avant tout un enseignant tout aussi attaché à l’érudition qu’à la transmission du savoir. C’est ainsi que, s’adaptant à l’évolution technologique, il a proposé à l’antenne radio de l’ORTF, une série d’émissions intitulée « Le vol du Paille-en-queue »6 et destinée à la jeunesse. Sous le pseudonyme de « Grand-Père Onésime », le professeur retraité a continué à dispenser anonymement, à partir de 1964 et pendant cinq ans, un savoir destiné à une véritable éducation populaire7. Le choix de ce nom d’animateur radio reste un mystère, même pour ses descendants, car il semble que Foucque ne se soit jamais expliqué sur le sujet. Néanmoins, nous émettons l’hypothèse, au vu du contenu des émissions et de la culture historique et géographique de Foucque, que ce prénom puisse faire référence au géographe français Onésime Reclus, collaborateur du Tour du monde, nouveau journal des voyages, hebdomadaire destiné à un public populaire et consacré aux voyages d’exploration, intimement liés aux conquêtes coloniales dans lesquelles se sont lancés les occidentaux de la deuxième moitié du xixe et du début du xxe siècle. C’est d’ailleurs Onésime Reclus, qui passe pour être l’inventeur du mot « francophone » en 1880, dans un contexte de soutien à la politique coloniale de la IIIe République8.
C’est en nous basant sur les textes manuscrits inédits de ces « causeries »9, exhumés par l’Académie de l’île de La Réunion à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de son ancien président10, que nous nous proposons ici de mettre au jour les représentations d’Hippolyte Foucque sur le rayonnement de la France dans le monde à un moment où l’empire colonial, devenu Union française sous la IVe République puis Communauté française sous la Ve République, s’effondre. En effet, cette série d’émissions11, réalisées alors que la France vient de perdre ses départements d’Algérie en 1962, témoigne d’une époque où le sud-ouest de l’océan Indien est aussi en pleine reconfiguration géopolitique du fait de l’indépendance de Madagascar en 1960 puis de celle de Maurice en 1968. La façon dont Foucque parle de ces anciennes colonies, dont l’histoire est intimement liée à celle de La Réunion, alors même que le processus de départementalisation française est accéléré à La Réunion du fait de l’action de son député Michel Debré12, témoigne des prémices du basculement de la notion d’empire colonial français vers la francophonie. Cette dernière naît du besoin de maintenir d’une autre façon l’influence française dans le monde. C’est au milieu des années 1960 que le terme commence à prendre son acception actuelle, à savoir « les populations et les institutions qui ont en commun la langue et la culture françaises auxquelles sont généralement associées des valeurs de paix, de démocratie et de droits de l’Homme »13. En ce sens, la pensée de Foucque peut constituer un observatoire privilégié pour prendre la mesure de l’émergence de la francophonie dans le sud-ouest de l’océan Indien. Au-delà de la vision d’une partie de l’élite insulaire locale, ancrée depuis le xixe siècle dans l’amour de la « grande patrie »14 et une certaine idée de « la plus grande France », la diffusion du « vol du Paille-en-queue » permet de réfléchir aussi à la notion de francophonie vue depuis un département français créolophone à plus de 9 000 kilomètres du territoire hexagonal.
Quelle vision Hippolyte Foucque donne-t-il à ses auditeurs de leur place et de leur rôle dans ce petit département français du sud-ouest de l’océan Indien ? Nous verrons que s’il consacre beaucoup de temps à l’île Maurice « fille de La Réunion »15, « Grand-père Onésime » se montre beaucoup moins prolixe à propos de Madagascar et qu’il envisage finalement le rayonnement de la France à une échelle mondiale plus qu’indianocénique.
I. Maurice indépendante, ou la nostalgie de « l’Île Sœur »
En septembre 1968, soit quatre ans après avoir commencé ses émissions, Hippolyte Foucque propose une découverte de l’île Maurice en 9 épisodes. Il explique à ses auditeurs qu’après avoir écumé un grand nombre de thèmes relatifs à La Réunion et aux « provinces de France d’où sont venus nos premiers habitants »16, il allait proposer d’autres sujets car cette émission « s’adresse surtout à la jeunesse et ne peut par conséquent pas aborder le domaine de l’érudition, fût-elle historique ». Il ouvre ainsi la nouvelle année scolaire par cette émission intitulée « l’Île Sœur » en justifiant son choix essentiellement par l’attrait touristique de plus en plus important que semble exercer Maurice pour les Réunionnais (en tous les cas pour la minorité qui peut voyager à l’époque) : « C’est d’ailleurs un sujet d’actualité, pas seulement en raison de l’important changement de statut qui l’a rendu indépendante, mais aussi parce que les Réunionnais s’y rendent de jour en jour en plus grand nombre, pour y passer soit leurs vacances, soit quelques jours de repos, soit même en simple week-end ; de jeunes écoliers y vont en groupe ou en famille »17. Donner des informations générales sur cette île permettra donc de « leur rendre plus intéressant et plus profitable leur séjour là-bas »18.
Foucque commence sa présentation en expliquant que l’expression « Île Sœur » ne tient pas tant à la proximité géographique entre Maurice et La Réunion et à leur appartenance, avec Rodrigues, à l’archipel des Mascareignes, que de l’histoire qui a uni l’administration des deux îles sous le gouvernement de Mahé de La Bourdonnais à partir de 1735. Il explique que :
« d’un autre point de vue, même, elle serait plutôt notre fille que notre "sœur", puisque ses premiers habitants définitifs furent les créoles de Bourbon qui, comme nous le verrons, y débarquèrent au nombre d’environ 2 000 en septembre et décembre 1721 et lui donnèrent le nom d’Île de France qu’elle porta jusqu’en 1810 »19. Il explore alors, sur la fin de son émission la géologie qui fait que « l’aînée à ce point de vue c’est Maurice »20.
Il propose une comparaison entre les reliefs mauricien et réunionnais qui souligne que « ses montagnes sont des naines à côté des nôtres »21. Néanmoins, il reconnaît que : « cette configuration donne à Maurice l’avantage d’avoir plus de terre cultivable et de produire 2 à 3 fois plus de sucre que Bourbon, alors que sa superficie est bien inférieure à la nôtre. Les admirables paysages de nos monts, de nos cirques et de nos forêts se payent à ce prix-là »22.
Après ces considérations géographiques, Hippolyte Foucque consacre les deux émissions suivantes à l’histoire de Maurice. Il rappelle que « Comme Bourbon, il est très probable qu’elle a été connue des Arabes avant d’être découverte par les Européens »23. Il raconte ensuite la prise de possession temporaire par les Hollandais, rappelant au passage les origines de la dénomination du mont Pieter-Both24, qui domine Port-Louis, et dont le nom a également été donné à un pic rocheux du cirque de Cilaos, à La Réunion. Il donne ensuite le détail des prises de possession « en vertu des ordres du roi de France » de 1715 puis de 1721, rappelant qu’un monument commémoratif de la deuxième annexion fut installé à Tromelin : « une croix en bois de 9 mètres de haut, signe de l’attachement de la Couronne de France à la religion chrétienne. Une inscription latine y fut gravée qui disait : "Ne soyez pas étonné de voir la couronne de lys au sommet de cette croix sainte, puisque c’est la France elle-même qui a fait élever cette croix" »25. Hippolyte Foucque, agrégé de lettres classiques, est très attaché dans ses émissions à la culture antique et par ailleurs un fervent catholique. On comprend mieux dès lors son intérêt pour le monument.
Dans les émissions suivantes, Foucque n’aura de cesse de souligner l’importance tenue par les deux cents ans du rattachement de l’île à la France. Il insiste tout particulièrement dans sur l’importance tenue par Mahé de La Bourdonnais qui a su transformer une île où « les noirs marrons, au nombre d’un millier, et la faim menaçaient constamment une population paresseuse, découragée voire révolutionnaire »26. Rappelant en quoi le gouverneur général des Mascareignes a joué un rôle décisif dans la modernisation de l’île, il explique que « le peuplement, lent au début, augmenta rapidement au cours du 18e siècle, grâce à une immigration qui fut surtout d’origine française. Au début du 19e siècle, Maurice était une colonie florissante »27. On comprend d’ailleurs mieux le fait qu’il explique que « Maurice a eu raison de fêter solennellement en 1935 le 2e centenaire de la naissance de Port-Louis »28 par Mahé de La Bourdonnais, lorsque l’on sait qu’il était présent à cette célébration au titre de chef de Service de l’instruction publique et de président de société savante. Le 20 août 1935, Foucque avait alors prononcé une conférence intitulée « Baudelaire aux Îles », avant de participer deux jours plus tard, au Jardin des Pamplemousses, à une session de travail interacadémique entre la Société royale des arts et des sciences, l’Académie de l’île de La Réunion et l’Académie de Madagascar29. Foucque a joué un rôle important dans la connaissance en France du voyage de Baudelaire dans l’océan Indien30. C’est un récit publié à ce sujet en 1930 qui le fait connaître des milieux littéraires français. Ce texte a, en outre, inspiré d’autres auteurs de l’océan Indien comme le Mauricien Jean Urruty qui publie en 1966 Voyage de Baudelaire aux Mascareignes31.
La prise de possession de l’Île de France par la couronne anglaise est racontée non sans patriotisme car Hippolyte Foucque rappelle que « Decaen32, après une résistance un moment victorieuse, fut obligé devant des forces incomparablement supérieures de capituler »33. Les termes de la capitulation obtenue par le capitaine général des établissements de l’Inde, qui gouvernait depuis Port-Louis, ont été loués par Napoléon, tandis que le vainqueur anglais fut de son côté vilipendé par sa monarchie, tient à souligner « Grand-père Onésime ». Puis, lors de la perte définitive de 1814, « l’Angleterre savait bien ce qu’elle faisait en acceptant de rendre à la France la montagnarde Bourbon et en gardant l’Île de France et son excellent port »34. L’affirmation qui conclut l’émission du 9 octobre souligne une certaine nostalgie de Foucque pour l’époque des Mascareignes françaises : « Étrangères désormais, les 2 colonies restèrent cependant des sœurs par la langue, par la culture, et par l’attachement de la plus grande partie de sa population à la France qu’elle considère toujours comme sa mère-patrie »35.
L’académicien ouvre en fait avec cette dernière remarque toute la problématique de l’existence d’un espace francophone dans le sud-ouest de l’océan Indien. En effet dans les émissions qui suivent, il s’attache à montrer ce qui constitue la singularité de chacun de ces territoires qui, non seulement partagent un lien originel avec la France, mais ont un lien de filiation très fort : « Maurice et Bourbon, en dépit de leurs nationalités devenues différentes, restaient sœurs par beaucoup de caractères communs. Cela est vrai dans l’ensemble, mais il demeure entre elles bien des nuances, qu’il s’agisse de leur population, de leur langage, de leur économie »36.
Pour ce qui concerne la population, Foucque note la similarité des problèmes de croissance démographique d’une population alors annoncée, rappelle l’académicien, à 1 million d’habitants vers 1985, contre 750 000 pour La Réunion37, en sachant qu’il y a « là-bas un chômage et un paupérisme plus graves que chez nous »38. Il relève par ailleurs que la population est « plus divisée que la nôtre par la langue, par les mœurs, par la religion. La fusion qui s’est opérée ici entre les différentes races à ces divers points de vue et qui a fait dire à des auteurs que l’histoire de Bourbon a été une magnifique réussite sur le plan humain, ne s’est pas – ou pas encore – opérée à Maurice »39. La raison essentielle vient selon lui de l’afflux massif d’engagés indiens car, l’esclavage ayant été aboli dès 1833 en Angleterre, les 92 000 affranchis se sont « en grand nombre refusés à travailler la terre »40. Cela a abouti finalement au fait qu’en 1968 « sur 3 Mauriciens il y a 2 Indiens »41. La traduction sur le plan religieux en est la coexistence d’une importante communauté hindoue, aux côtés des musulmans, des catholiques et des anglicans. Sur le plan linguistique Foucque répertorie l’usage de 7 dialectes indiens, du français et de l’anglais, même « si tout le monde parle ou comprend le créole mauricien, qui est un français plus déformé que le créole réunionnais »42. S’appuyant sur des chiffres donnés par le recensement de 1963 il « explique la grande pénétration dans le créole de là-bas du vocabulaire hindou et même dans le français de termes et expressions anglaises que nous appelons des "mauricianismes" »43. Cette division se traduit politiquement, selon Foucque, par un vote ethnique : « les électeurs ont voté pour les candidats de leur race et de leurs religions »44. Relevant que « c’est un phénomène qui n’a jamais été observé à Bourbon »45, il laisse en fait apparaître en filigrane une des grandes inquiétudes de l’administration préfectorale et d’une partie de l’élite créole blanche de La Réunion qui a peur du « vote malbar » à La Réunion. Très présents sur la côte Est et ses domaines sucriers de Sainte-Marie à Saint-André, les Malbars46 sont en effet alors considérés par les caciques de la droite locale, dont Foucque partage les convictions politiques, comme une communauté en marge de la culture française et à l’écoute des revendications « séparatistes » du Parti communiste réunionnais (PCR). D’autant que, durant ces années 1960 et 1970, un des chefs de file du PCR est le Malbar Jean-Baptiste Ponama47 qui, après avoir fait des séjours d’études à Moscou en 1966 et 1967, multiplie les voyages et les rencontres avec des personnalités marxistes des pays indépendants de la zone océan Indien, de Madagascar à l’Inde en passant par Maurice. Mais ce racisme à l’égard des Malbars n’est pas uniquement lié à la peur du communisme, comme le rappelle l’opposition des notables locaux de la première circonscription au choix d’Albert Ramassamy48, socialiste départementaliste, comme potentiel suppléant de Michel Debré pour les élections législatives de 1967. Le cabinet du ministre ne manque pas de souligner le racisme qui motive ce refus, mais il se plie à la décision49. Le choix du ministre de soutenir alors, parmi les jeunes gaullistes locaux, l’émergence de Jean-Paul Virapoullé ou d’André Thien-Ah-Koon, d’origine chinoise, a été une manière d’élargir les responsabilités politiques à l’ensemble des Réunionnais50.
En expliquant que « le racisme, pour l’appeler par son nom, qui assurément, est là-bas en voie de disparition progressive, a beaucoup plus longtemps subsisté qu’ici », Hippolyte Foucque présente finalement La Réunion comme préservée par la départementalisation de 1946 de toute déchirure ethnique. Il reste néanmoins optimiste sur l’évolution du jeune État mauricien car « il est possible et souhaitable que l’indépendance […] contribue à créer davantage une unité indispensable à l’avenir de ce petit pays »51.
Dans les émissions suivantes, Hippolyte Foucque s’attache avec minutie à brosser le tableau de l’économie mauricienne : sucre, thé, fibre d’aloès permettant la production de cordes, de sacs et de tapis, tabac et tourisme sont ainsi évoqués tour à tour. Et il conclut en expliquant que, face à « l’augmentation permanente et inquiétante de la population »52, Maurice a cherché à créer de nouvelles industries, ce qui a fait de l’île un nouveau centre d’intérêt économique mondial et qui peut en faire un pôle majeur du sud-ouest de l’océan Indien : « Des investissements locaux et étrangers espèrent utiliser l’île comme une plateforme économique pour concurrencer en Afrique orientale et à Madagascar le commerce chinois et japonais. Ainsi des Américains projettent de s’y installer »53. Il reconnaît sur ce point un dynamisme plus important dans « l’Île Sœur », mais semble dire aux Réunionnais qu’ils ont aussi leur carte à jouer : « À un rythme moindre sans doute, La Réunion s’engage maintenant dans la même voie des initiatives créatrices »54.
Foucque consacre ensuite une émission particulière à la littérature : « Sa naissance est relativement tardive (elle ne date guère que du début du XIXe siècle), elle est riche en œuvres de valeur. Dans sa très grande majorité, naturellement, elle est française, puisque notre langue est restée, là-bas, celle de l’élite, fût-ce par l’intermédiaire du patois créole »55. Le président de l’Académie de l’île de La Réunion se réfère pour présenter la littérature au Congrès et à l’exposition organisés en 1966 à l’initiative de Camille de Rauville56, « président fondateur de l’Académie mauricienne, créée en 1964, à laquelle l’Académie française a déjà décerné une médaille pour les services qu’elle a rendus à notre langue et à notre culture »57. Cet auteur mauricien, qui a publié en 1945 une Anthologie de la poésie française à Madagascar, où il a séjourné, puis une Anthologie de l’océan Indien en 1955, a dirigé au début des années 1960 les Cahiers littéraires de l’océan Indien. C’est lui qui porte également dans le champ littéraire la notion d’indianocéanie58, notion conservée au sein de la Commission de l’océan Indien (COI) dans une perspective identitaire59, à savoir l’existence d’un patrimoine commun aux peuples riverains de l’océan Indien60. Pour Hippolyte Foucque, ce qui marque cette littérature c’est avant tout la qualité de la culture française : « la prépondérance littéraire française est considérable et nombre de ces auteurs auraient un nom et une réputation bien plus étendus s’ils avaient vécu et publié en France »61. Et il cite en particulier Paul-Jean Toulet62, Loys et André Masson. En effet, les trois frères Masson ont fortement contribué au rayonnement de la littérature francophone d’origine mauricienne. Loys (1915-1960), le frère aîné, intègre la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et publie de nombreux poèmes clandestins. Communiste, il est également porté par un profond idéal chrétien. Il devient secrétaire du Comité national des écrivains en 1944 puis rédacteur en chef des Lettres françaises, importante revue littéraire de la Résistance, en 1947. Il a animé des émissions littéraires à la radio et à l’ORTF63. Hervé (1919-1990), le cadet, que Foucque ne cite pas, se fait connaître comme peintre et poète en France tout en écrivant de nombreux articles dans la presse mauricienne. Contrairement à son frère aîné, dont certains romans témoignaient pourtant d’une volonté d’indépendance pour Maurice64, il s’engage sur le terrain pour cette cause en retournant à Maurice en 1967. André Masson (1921-1988) était lui aussi très attaché à la culture française et au catholicisme. Au moment de l’indépendance André s’est exilé en Afrique du Sud tandis qu’Hervé s’est rapproché du Mouvement militant mauricien. Ce dernier a abandonné ensuite son engagement politique en 1976 pour repartir en France où il s’est consacré à la littérature et à la peinture.
Hippolyte Foucque s’attarde ensuite sur le poète Robert Edward Hart (1891-1954), « qui n’a pas quitté son île natale (sauf pour des voyages) »65, un peu, d’ailleurs, à son image. Il cite également Raymonde de Kervern (1899-1973), « titulaire d’une médaille et d’un prix de l’Académie française, chevalier de la Légion d’honneur, présidente à vie de la Société des Écrivains Mauriciens, auteur d’une dizaine de recueils poétiques remarquables »66. Tous ont pour point commun le centre d’intérêt littéraire d’Hippolyte Foucque, à savoir la poésie.
Pour compléter son tableau mauricien, Hippolyte Foucque consacre trois émissions aux attraits touristiques que présentent d’abord Port-Louis67 puis toute une série de centres urbains comme Curepipe, Mahébourg, Plaisance68, mais aussi tout son littoral de Grand-Baie au Cap-Malheureux, dans le Nord, avec une description particulièrement lyrique du naufrage du Saint-Géran en 1744 :
« Plusieurs d’entre vous ont lu – ou liront, je l’espère – le roman de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie, qui a immortalisé ces deux noms et la catastrophe qui a amené la mort de la jeune créole. Vous savez peut-être aussi que ce prénom de Virginie cache en réalité une jeune fille de Bourbon, Mlle Caillou, qui a en effet péri dans le naufrage de ce navire »69.
Nombre de ces lieux de visites touristiques sont ainsi « pour nous, Français, un lieu de pèlerinage émouvant »70.
En faisant de Maurice la « fille » de La Réunion, bien plus que sa « sœur », Hippolyte Foucque applique la grille de lecture formalisée en 1921 par Raphaël Barquissau, lui-même membre de l’Académie71. La Réunion doit être considérée comme une colonie singulière dans l’ensemble colonial français : vierge de tout peuplement elle est une colonie au sens hellénistique du terme, à l’image de la cité mère, et, plus encore, elle a elle-même joué un rôle dans la colonisation. C’est elle, en effet, qui est à l’origine du peuplement pérenne de Maurice et, plus précisément, de la composante française de cette population marquée ensuite par le peuplement d’origine indienne dans le cadre administratif et politique de la colonisation britannique. La littérature mauricienne d’expression française, dont il souligne la qualité et la vitalité, témoigne ainsi tout autant de la filiation historique entre Maurice et La Réunion, prolongement du territoire français, que d’un patrimoine culturel à défendre pour maintenir l’influence de la France dans le sud-ouest de l’océan Indien.
II. Madagascar et l’Afrique : le continent invisible
Après sa série sur l’île Maurice, qui clôt l’année 1968, Hippolyte Foucque décide de continuer à faire voyager ses auditeurs, qu’il présente régulièrement comme les jeunes élèves de La Réunion (« mes enfants »72) et leurs parents, à travers un tour du monde. « Non pas en 80 jours comme Jules Verne, ni en quelques minutes comme nos cosmonautes, mais en deux douzaines de causeries, échelonnées sur 12 mois »73. Le paille-en-queue, dont l’émission porte le nom, prend alors son envol, annonce-t-il, et « d’un premier coup d’aile il franchira la moitié de l’océan Indien pour aborder aux antiques rivages auxquels nous devons quelques-uns des premiers habitants de notre île : l’Inde »74. Ce tour du monde le conduit ensuite en Chine, au Japon, en Sibérie, au pôle Nord, en Russie d’Europe, au Canada, aux États-Unis, aux Antilles françaises, en Amérique du Sud, territoires auxquels il consacre à chaque fois deux émissions, avant de terminer au pôle Sud. Mais l’Afrique et plus encore Madagascar, dont l’histoire est intimement liée à celle de La Réunion, ne figurent étrangement pas dans les escales proposées. On ne peut pourtant pas dire que les ouvrages géographiques, dont se sert visiblement Foucque pour présenter les pays et continents traversés, manquent sur le « continent noir ». Cet oubli, volontaire ou inconscient, est d’autant plus révélateur que l’académicien, ancien vice-recteur de La Réunion, connaît très bien la part africaine de l’histoire réunionnaise.
C’est donc en creux qu’il faut aller chercher Madagascar dans les émissions de Foucque. Dans sa toute première « causerie » de 1964, consacrée aux premiers habitants de l’île, il évoque les colons « trop turbulents » de Fort-Dauphin envoyés « en exil »75 à Bourbon. Les premiers Malgaches sont cités de manière lapidaire avec l’arrivée en 1663 du Saint-Charles qui « déposa sur le sable de Saint-Paul deux fous volontaires et 10 Malgaches (7 h. et 3 f.) »76. Il précise le nom de Louis Payen, dont les origines sont connues, indique « qu’on ne connaît pas le nom de son compagnon qui lui obéissait »77 et ajoute : « Quant aux 10 Malgaches, ils se dépêchent de fuir dans les montagnes »78. Si dans sa troisième émission, Foucque évoque la vie quotidienne des premiers habitants qui étaient vers 1710 « un millier : 500 Blancs et 400 Noirs »79, il décrit en fait la vie des 121 chefs de famille recensés en 1715 parmi lesquels on comptait « 98 Français et 23 étrangers »80. On comprend bien la dureté de cette existence et les difficultés d’organisation administrative, mais nulle évocation de l’esclavage. La seule allusion à l’Afrique est faite dans la deuxième émission où il évoque la géologie de l’île : « En tout cas, l’Afrique existait déjà depuis très longtemps, peut-être 1 ou 2 milliards d’années »81.
C’est dans l’émission diffusée le 15 mars 1966 qu’Hippolyte Foucque explique « comment dès les premières années de l’établissement des colons à Bourbon, l’apport de Madagascar s’est mêlé au milieu des originaires de la Métropole »82 et c’est pour cette raison qu’il présente ensuite aux auditeurs, le 30 mars l’histoire de Madagascar au milieu du xviie siècle. Il rappelle en fait toute l’histoire du peuplement originel de la « Grande Île », puis explique que c’est « pressé par les armateurs »83 que Richelieu décide en 1642 de confier à la Compagnie des Indes orientales la prise de possession de l’île appelée alors Saint-Laurent, ce qui fut l’occasion de la première prise de possession de « ‘Mascareigne’ (c’est notre île) »84 par Jean Pronis. Ce dernier, « inaugurant une politique d’association, épousa la fille du potentat de l’Anosy, nommée Andriana Ramaka »85. Mais Foucque souligne, sans le dire, les erreurs de Pronis, expliquant que les colons français ont fini par se mutiner contre leur chef qu’ils ont même emprisonné pendant un temps. Et puis, « les indigènes, d’abord sympathiques, se révoltèrent à leur tour à la suite d’une traite d’esclaves que Pronis avait faite avec les Hollandais à l’île Maurice »86. Il fut remplacé par Flacourt, puis par Montdevergue et enfin Jacob de Lahaye qui se montra « moins humain que ses prédécesseurs »87. « Résultat : révolte des tribus voisines, et Jacob proposa à Colbert de se replier sur Bourbon »88. Sur les 120 Français qui restèrent à Fort-Dauphin, 74 furent massacrés le 27 août 1674 et les survivants furent évacués sur Bourbon. Une grande partie de ce que Foucque raconte alors sur les premiers voyages de découverte dans l’océan Indien, au cours des différentes émissions, est tirée de Sous le signe de la Tortue. Voyages anciens à l’île Bourbon89, qu’il conseille à la lecture à la fin de sa deuxième « causerie » en 1964 : « Pour vous faire une idée de ce que fut Bourbon pour les premiers marins qui y débarquèrent, je vous conseille la lecture d’un livre qu’à la dernière distribution des prix de nos lycées on a donné à beaucoup de lauréats (…). C’est extrêmement pittoresque et souvent amusant »90.
Si Hippolyte Foucque est très précis sur les origines du peuplement de Madagascar, les Malgaches eux-mêmes ne sont finalement sur la période que des acteurs secondaires, rapidement hostiles à la colonisation française. L’histoire qu’il raconte est également le moyen de donner des repères aux auditeurs sur la colonisation de Bourbon, puisqu’il précise à chaque changement de gouverneur à Fort-Dauphin, ce que ce dernier a fait en ce qui concerne l’annexe bourbonnaise. L’évacuation des colons de Fort-Dauphin vers Bourbon est ensuite présentée comme le début véritable de l’apport malgache au peuplement de l’île : « C’est donc à ce moment que débarqua à Bourbon un contingent assez important de femmes malgaches accompagnant les fugitifs et s’ajoutant aux 13 autres qui se trouvaient déjà sur l’île à cette date »91. Il cite ensuite plusieurs noms de ces femmes malgaches dont l’identité est connue, sans préciser que, parmi elles, Marie Caze était l’une des trois premières femmes débarquées dans l’île en 1663, lors des débuts du peuplement définitif, ou encore qu’Anne Mousse, fille de la précédente, née en 1668, est la première enfant née dans l’île à y avoir ensuite une descendance92. Les travaux d’érudits, comme ceux du père Barassin, que Foucque connaît, ont déjà pourtant bien identifié la généalogie de ces premiers noms93. L’académicien est par ailleurs précis sur d’autres points : « en 1698, il y a à Bourbon 14 familles de Français mariés à des Malgaches ; et leur descendance est nombreuse, car Anne Caze a eu 8 enfants, Anne Mousse 8, Cécile Mousse 9, Marie Varach 10, Elisabeth Hanno 11, Marie Anne Sanne 11, Marie Toute, mariée 3 fois, 15 ; soit 72 enfants pour 7 mères de famille ! »94. Il explique alors à ses jeunes auditeurs que « si ces noms que j’ai cités n’ont pas, pour beaucoup, la consonance des noms malgaches que vous connaissez, c’est d’abord que ce ne sont pas des noms hovas et que la plupart d’entre eux ont été francisés. Leurs prénoms sont français parce qu’elles devaient être baptisées avant d’être mariées »95.
La suite du peuplement malgache de l’île est rapidement évoquée en fin d’émission : « Beaucoup d’autres malgaches, hommes et femmes, sont encore venus à Bourbon par la suite, surtout au 18e siècle, du fait du recrutement dans la Grande Île de la main-d’œuvre servile quand fut organisée la traite des esclaves. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard »96. Les termes mis en italique par nos soins témoignent de la difficulté à parler de l’esclavage. D’ailleurs, contrairement à l’annonce qui en est faite, aucune émission dont nous disposons n’aborde la thématique de la traite négrière et de l’esclavage, dont l’abolition n’est pas commémorée à cette époque. C’est dans l’allocution qu’il prononce, en tant que vice-recteur, à l’occasion du 101e anniversaire du 20 décembre 1848, que l’on perçoit la vision de Foucque sur le sujet :
« L’esclavage des noirs a cédé juridiquement devant les Raynal, les Grégoire, les Lamartine, les Schœlcher. Il continuera à céder moralement, socialement devant leurs successeurs qui, comme eux, feront appel à ce qu’il y a de plus noble et de plus pur dans l’homme : l’amour de son semblable, cette caritas generis humani, cette charité au vrai sens du terme qui a animé les philosophes antiques aussi bien que les apôtres chrétiens et que les Sarda Garriga »97.
L’académicien réunionnais porte avec lui la mémoire de l’abolition octroyée par la République, animé par des valeurs chrétiennes98 qui le conduisent à ne pas vouloir raviver le passé.
Pourtant, dans une émission de 1965 intitulée « Origine des noms de lieux chez nous »99, Foucque évoque les toponymes liés au marronnage, mais par un biais qui lui permet de minimiser finalement l’importance tenue par ces noms : « Si l’on va sur les hauteurs, c’est autre chose. Là était le refuge des esclaves marrons et la plupart des noms viennent du malgache. Jules Hermann100 a exagéré en voyant du malgache partout, même dans les noms les plus français de Bourbon et aussi des villes et provinces de la métropole ! »101
Après l’émission du 30 mars 1966, plus rien n’est consacré à Madagascar et à l’Afrique contemporaine dans les émissions d’Hippolyte Foucque, alors que le 6 juillet 1966, après sa première émission consacrée à l’histoire de l’Inde, « Grand-Père Onésime » annonce que « la prochaine fois nous nous entretiendrons de l’Inde moderne »102. Rien n’est dit sur la volonté de conquête de Madagascar par La Réunion à la fin du xixe siècle103, de même que rien n’est dit sur la colonisation agricole menée à travers le projet de la Sakay depuis 1952, et qui sert également depuis le début des années 1960 à la formation des jeunes réunionnais candidat à l’émigration vers la métropole portée par le Bureau des migrations intéressant les départements d’outre-mer (BUMIDOM)104.
III. Un nouvel horizon pour La France : les départements d’outre-mer
Sur l’ensemble des 128 textes conservés de l’émission animée par Hippolyte Foucque on constate que 55 sont consacrés à La Réunion, l’ensemble étant ainsi réparti :
LA RÉUNION |
LE MONDE |
Lieux patrimoniaux et communes : 22 |
Géographie mondiale : 18 |
Histoire : 20 |
Enseignement et littérature : 16 |
Géographie et environnement : 13 |
Religion : 15 |
Océan Indien : 14 |
Géographie de la France : 10 |
Si plus de la majorité des émissions est donc consacrée à La Réunion (43 %) et à l’océan Indien (11 %), on se rend compte que dans le contenu de la très grande majorité des émissions c’est la prégnance de la culture française et de la France qui s’impose. Ce qui témoigne finalement de l’objectif éducatif qui guide Hippolyte Foucque : mettre en évidence la grandeur de la culture française et de sa présence dans le monde, tout cela étant par ailleurs lié aux valeurs chrétiennes105 et à la culture antique dont l’académicien est porteur du fait de sa propre histoire. Et si Foucque replace La Réunion dans son ensemble indianocéanique, il semble bien, à suivre son tour du monde, que les Antilles françaises, Martinique et Guadeloupe, « les deux vieilles sœurs coloniales de La Réunion »106, constituent avec cette dernière le nouvel horizon de la France dans le monde.
C’est sur le même schéma que la Martinique, puis la Guadeloupe sont présentées aux auditeurs par Hippolyte Foucque, qui n’y a jamais mis les pieds : géographie, histoire, démographie, économie et personnages illustres. Un parallèle est régulièrement fait avec La Réunion dans tous ces domaines. Ainsi, il déclare à propos de la Martinique, dont il a décrit avec poésie les « collines verdoyantes couvertes d’une végétation tropicale, ses rivières gracieuses, ses plages au sable moelleux, ses rochers sur lesquels viennent se briser les vagues, ses écueils avec leurs coquillages énormes et lumineux, ses coraux et ses pêches sous-marines, son ciel enfin d’un bleu presque violet »107 : « on la qualifie la perle des Antilles, comme on dit de La Réunion la perle de la mer des Indes »108.
Le tableau qui est fait de la population souligne des différences dans le peuplement. D’abord, il indique que la Guadeloupe, « découverte par Christophe Colomb en 1493 (…) était alors habitée par les Caraïbes, race qui a pratiquement disparu, par voie de croisement avec les nouveaux habitants »109. Pour ce qui est de la population martiniquaise, Foucque dresse un tableau presque doudouiste : « Sa population, sans être tout à fait comparable à la nôtre par sa composition et sa structure, lui ressemble par son hospitalité et sa politesse proverbiale : "On se dit bonjour toute la journée" paraît-il. Mais elle est plus gaie que la nôtre »110. Et il s’appuie pour prouver cela sur l’importance tenue par le carnaval « avec ses cortèges, ses danses, ses diablesses costumées »111 ainsi que par « la fameuse "biguine" »112. « Un de ses écrivains disait "pour biguiner, il faut être musicien, avoir du soleil en tête, de l’amour au cœur et du rhum un peu partout" »113. Cependant, concernant la Guadeloupe, où des émeutes sanglantes, non évoquées, ont eu lieu en mai 1967114, il souligne en filigrane les tensions qui y règnent : « Sa population, moins gaie que celle de La Martinique, est travaillée actuellement par des mouvements politiques divers et les survivances du racisme sont bien plus accentuées qu’à La Réunion »115.
La question de l’économie, dont il donne un tableau détaillé, est intimement liée à celle de la démographie dans ses présentations. « Là-bas aussi, il est nécessaire de construire 20 000 logements en 5 ans pour une population qui atteindra l’an prochain 360 000 âmes et créer dans le même temps plus de 30 000 emplois. Comme chez nous aussi, la migration dirige vers la Métropole quelque 4 000 individus par an »116, explique-t-il à propos de la Guadeloupe. Il fait le même constat pour la Martinique : « Mais ce qui, présentement, nous rapproche de la Martinique, c’est que nous avons les mêmes, graves et urgents problèmes, dont le principal est cette natalité aussi exubérante là-bas qu’ici »117.
Le point commun entre La Réunion et les deux îles des Antilles est, en plus des problèmes démographiques du moment, et peut-être plus encore que ces derniers, le partage d’une histoire semblable. « Par son Histoire aussi, elle est vraiment la sœur de notre île »118, déclare Hippolyte Foucque à propos de la Martinique. « Tous les événements de la Métropole ont eu, là-bas comme ici leur retentissement »119. S’il cite l’époque des guerres napoléoniennes et des conquêtes anglaises, l’exploitation coloniale à travers la mise en œuvre de la traite et de l’esclavage n’est pas abordée. Ce n’est que lorsqu’il égrène les personnages illustres des deux îles que Foucque évoque l’importance tenue par Victor Schoelcher « né à Paris, mais que la Martinique vénère pour presque autant que Joséphine puisqu’il se voua à la cause de l’abolition de l’esclavage et que c’est à lui que nous devons le décret qui l’abolit dans les colonies françaises en 1848 »120. Pour ce qui est de la Guadeloupe, elle « s’honore d’avoir fourni à la Métropole une pléiade d’hommes de plume et d’action »121. Après avoir cité plusieurs militaires de renom comme Dugommier, pour la période révolutionnaire, le général de Sonis, pour la guerre de 1870, le général Lanrezac pour la Grande Guerre, il ne manque pas d’évoquer les hommes de lettres. « À la littérature, la Guadeloupe a donné le poète Léonard qui rivalisa avec notre Bertin et notre Parny au XVIIIe siècle »122. Et il consacre la plus grande partie de cette intervention à Saint-John Perse à propos duquel il donne de nombreux détails biographiques et apprend à ses auditeurs que « son œuvre est actuellement considérée en France et plus encore à l’étranger comme un des sommets de notre littérature. Il a obtenu en 1966 le prix Nobel de littérature »123. Au-delà de leurs difficultés économiques et démographiques, c’est donc à travers le caractère éternel de cette littérature française portée par de grands auteurs et par l’engagement militaire dont ils ont fait preuve à travers l’histoire que Martiniquais, Guadeloupéens et plus encore Réunionnais ont créé, selon Foucque, une communauté de destin avec la « mère-patrie ». La Guyane reste pour sa part étrangement absente de ce tableau national, alors même que les deux émissions suivantes, consacrées à l’Amérique du Sud livrent aux auditeurs moults détails sur les principaux pays qui la composent.
Conclusion : la francophonie indianocéanique, un voyage intérieur ?
L’étude des émissions radiophoniques « Le vol du Paille-en-queue », animées anonymement par Hippolyte Foucque entre 1964 et 1969, met au jour une certaine vision de la France dans le monde. Foucque est profondément Réunionnais du fait de l’importance qu’il accorde à La Réunion dans ses « causeries » destinées à « ses chers enfants ». Histoire, géographie, faune, flore, « hommes illustres », littérature : aucun thème n’est négligé par le président de l’Académie de l’île de La Réunion. Foucque affirme aussi son attachement à La Réunion par son choix d’enseigner dans l’île dès 1917, alors qu’il avait devant lui une brillante carrière nationale. Mais il est également éminemment Français à travers sa propre culture antique et catholique ainsi que par son attachement à l’œuvre coloniale de la France dont il ne veut retenir que la diffusion de valeurs universalistes et humanistes. Il fait même preuve d’une certaine nostalgie de l’époque où l’île Bourbon et l’île de France avaient un destin commun lié à celui de la France. S’il s’intéresse, à l’autre extrémité de l’océan Indien, à l’Inde, d’où provient une partie de la population réunionnaise, il semble en revanche tourner le dos à Madagascar et à l’Afrique directement liées au passé esclavagiste de Bourbon. Enfin, c’est peut-être surtout avec les Antilles françaises que La Réunion porte alors, à ses yeux, dans cette fin des années 1960, le flambeau de la France dans le monde. L’empire n’est plus, et la francophonie n’est pas encore affirmée politiquement, mais les départements d’outre-mer, dans la vision de Foucque, deviennent l’incarnation de cette « certaine idée de la plus grande France » portée par la République.
Quelle a pu être l’influence du « Le vol du Paille-en-queue » sur les auditeurs réunionnais et sur la perception de leur environnement géographique ainsi que sur leur place dans le monde ? Cette émission, à vocation d’éducation populaire, a duré pendant cinq ans, une fois tous les 15 jours, en dehors des vacances scolaires sur la seule et unique radio émettant dans l’île. Elle a donc certainement contribué à la diffusion d’un savoir constitutif d’une identité dont on sait, par ailleurs, qu’elle se construit « de bas en haut, et non de haut en bas »124. Il n’en reste pas moins que la vision élitaire portée par Foucque traduit les représentations sur la place de La Réunion dans l’océan Indien et sur son rapport à la France, forgées à la fin Du xixe siècle125, et qui ont accompagné le passage du statut de colonie à celui de département français. Ces mêmes représentations ont été portées par une part de l’élite politique, économique et sociale qui a été aux affaires, en particulier pendant les années d’affrontement entre départementalistes et autonomistes. Et même si, depuis la fin des années 1990, le regard porté par les Réunionnais sur leur histoire et sur leur environnement s’ouvre davantage à la diversité de leurs origines et à l’importance de leur indianocéanité, la grille de lecture portée par Foucque reste en partie opérante. Malgré le basculement qui s’est produit dans l’enseignement à La Réunion depuis le début des années 2000 et qui remet en cause « le principe d’une identité racinée autour d’une filiation originelle unique »126, on ne peut que constater que les Réunionnais sont bien plus en phase avec l’actualité de la France continentale que de leur environnement géographique proche. L’importance prise dans l’histoire contemporaine de La Réunion par le BUMIDOM127, à savoir la mise en œuvre d’une émigration réunionnaise vers l’Hexagone, qui se poursuit sous la forme plus spontanée d’une « mobilité » encouragée et aidée, ainsi que le modèle de développement suivi, tiennent sans doute un grand rôle dans la focalisation de l’attention vers la métropole. On retrouve à la fois la volonté d’affirmer l’attachement filial à la métropole, à travers la revendication d’une égalité stricte au modèle hexagonal128, et la volonté d’une reconnaissance de la spécificité insulaire avec sa dynamique propre.
Le voyage radiophonique qu’entreprend Foucque pose les jalons d’un monde dans lequel les Réunionnais peuvent retrouver, dans quelques territoires proches ou lointains, les vestiges d’un même passé colonial français. Quel peut bien en être l’intérêt ? L’académicien appartient à une élite réunionnaise, qui, depuis la fin du xixe siècle, estime être la gardienne d’une identité nationale française adossée à un « ordre socio-racial mythifié »129. Dans ce cadre, La Réunion a un rôle à jouer dans son environnement proche qui est celui d’une « colonie colonisatrice ». Le passage à la départementalisation, en 1946, ne produit pas de rupture dans cette représentation chez Hippolyte Foucque. Cette « décolonisation intra-française »130 donne cependant un cadre politique nouveau à ce discours et, dans le contexte des grandes décolonisations, elle concentre tous les échanges économiques et culturels de La Réunion avec sa métropole, coupant de facto l’île de son environnement indianocéanique. Si Maurice, devenue indépendante en 1968, s’inscrit, avec l’affirmation politique de la francophonie durant la décennie 1970, comme un territoire francophone du sud-ouest de l’océan Indien, à l’instar de Djibouti, des Comores, de Madagascar et des Seychelles, La Réunion est aujourd’hui, tout comme Mayotte depuis 2011, un département français d’outre-mer, région ultrapériphérique de l’Union européenne131. Ces deux départements situés à plusieurs milliers de kilomètres de leur métropole sont de fait des territoires dans lesquels la langue est institutionnellement le français. Ils ne font donc pas partie de la francophonie au sens politique du terme, mais sans entrer ici dans les débats provoqués par la place de la langue créole à La Réunion132, la réalité sociolinguistique à Mayotte permet à elle seule de comprendre la singularité de ces territoires dans l’ensemble français, d’une part, et francophone, de l’autre. La différenciation institutionnelle entre territoire français et espace francophone n’empêche pas d’ailleurs de réfléchir aux similarités et à la complexité des situations de cohabitation linguistique dans des territoires où le français est la langue de partage. C’est ainsi, par exemple, que l’Abécédaire insolite des Francophonies aborde conjointement, pour la lettre G, les productions de la québécoise Lise Gauvin et celles du réunionnais Axel Gauvin, « pourtant si éloignés par le statut et la géographie »133. De la même façon, l’émission radiodiffusée de France Inter, La librairie francophone, animée par Michel Bussi, consacrait son émission « Estivale, à la découverte des cultures du monde », du 6 août 2022, à La Réunion134.
Le rêve de l’élite insulaire de la fin du xixe siècle de faire de La Réunion une « colonie colonisatrice » s’est-il effacé ? Le contexte a changé entre celui de la France impériale et de la France d’outre-mer, mais il y a toujours pour la France, dans cette région du sud-ouest de l’océan Indien, des enjeux d’influence qui se jouent à l’échelle plus vaste de « l’indopacifique »135 et pour La Réunion, territoire occidental par son niveau de développement, des enjeux d’existence au sein d’un espace en voie de développement dans la proximité immédiate de Madagascar et de Maurice. Ce n’est sans doute pas un hasard si le géographe réunionnais Wilfrid Bertile, secrétaire général de la Commission de l’océan Indien de 2001 à 2004, engagé politiquement à gauche et vice-président de la Région Réunion depuis 2021, défend aujourd’hui l’idée d’une Union francophone136 qui ne serait pas « franco-centrée » pour développer de nouveaux rapports Nord-Sud137. Afin de participer à maintenir Madagascar dans l’espace francophone et à ouvrir davantage les Réunionnais sur leur propre environnement géographique, il défend par exemple l’envoi d’un millier de jeunes Réunionnais en soutien des enseignants de Français dans les écoles malgaches.
En faisant son tour du monde littéraire, Hippolyte Foucque, qui n’a quitté La Réunion qu’une seule fois depuis son retour en 1917, entreprend peut-être avant tout un voyage intérieur dans lequel il a peur, reconnaît-il, de « laisser des plumes ». Annonçant en effet le tour du monde de son « Paille-en-queue » il déclare à ses auditeurs : « Comment donc s’en tirera-t-il ? Je ne sais. Souhaitons seulement qu’il ne subisse pas le sort de ce fameux pigeon du bon La Fontaine, qui, curieux lui aussi des "lointains pays", s’en revint "traînant l’aile et tirant le pied, demi-mort et demi-boiteux" »138. Savait-il alors qu’il entreprenait là son dernier voyage ? Son ultime émission, qui clôture son tour du monde au pôle Sud est diffusée le 10 décembre 1969 et Hippolyte Foucque s’éteint ensuite le 1er juillet 1970. Ce dernier voyage qu’il entreprend en observant le monde de son point de vue, montre sans doute que les concepts de francophonie et d’indianocéanité, avant d’être des réalités politiques ou culturelles objectivées, témoignent peut-être surtout des perceptions que nous nous faisons de notre propre identité et de notre rapport à l’identité nationale.